Cependant, la réalité est-elle aussi simpliste ? Quel fut le rôle de Luther
dans l'affaire des placards ? Afficha-t-il ses thèses au vu et au su de ses
compatriotes ?
Ou bien ses protestations contre le clergé eurent-elles un caractère plus
confidentiel ?
L'Eglise catholique, au début du XVI°
siècle, était bien différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. A
Rome régnait la corruption, le népotisme
et la simonie
; le clergé faisait commerce des indulgences (les croyants pouvaient
« effacer » leurs pêchés en échange d'une certaine somme d'argent) ;
enfin, la seule Bible utilisée par le clergé, la
Vulgate
(ce qui signifie
« rendue publique, rendue accessible »), était rédigée en latin, les
traductions étant interdites.
Un exemplaire de la Vulgate.
Quant à la papauté, le tableau était
tout aussi peu reluisant : Alexandre VI (pape de 1492 à 1503), qui
avait eut des enfants avec une maîtresse après son ordination en tant que
prêtre, organisait des orgies au sein du palais papal ; Jules II
(pape de 1503 à 1513, surnommé ironiquement Jules César II) s'attaqua
à la noblesse romaine afin d'étendre son autorité sur la péninsule italique
; quant à Léon X (pape de 1513 à 1521), contemporain de Luther, il ne
s'interessait guère à la théologie, dilapidant d'importantes sommes d'argent
dans le mécénat.
De gauche à droite : les papes Alexandre VI, Jules II et Léon X.
A noter que la corruption du
clergé avait été condamnée à plusieurs reprises par les croyants au cours de
l'Histoire. Ainsi, parmi les exemples les plus célèbres, l'on pourrait citer
le mouvement des cathares, ayant fait son apparition dans le
Languedoc du XII° siècle. Ces derniers étaient les héritiers du
manichéisme,
une doctrine qui reconnaissait deux dieux de puissance égale, l’un
représentant le bien (associé à l’âme) et l’autre représentant le mal
(associé au corps).
Les adeptes de ce culte se divisaient en deux catégories : les
fidèles de base et les parfaits. Ces derniers, contrairement
au reste de la population, menaient une vie ascétique et chaste,
mortifiant leur corps (assimilé au mal).
En outre, les cathares ne reconnaissaient pas les sacrements de
l’Eglise, et niaient la nature humaine du Christ.
Le pape Innocent III, ne pouvant accepter le développement de
cette hérésie, décida de prêcher une croisade contre les cathares,
qui ensanglanta le Languedoc pendant près d'un demi-siècle.
Les croisés et la prise de Béziers, par Paul Lehugeur, XIX° siècle.
Un autre exemple de la lutte contre la corruption du clergé se
déroula en Bohême au début du XV° siècle, date à laquelle Jan Hus,
prédicateur et professeur à l'université de Prague, s'attaqua au
commerce des indulgences (ce dernier s'inspira des écrits du
théologien anglais John Wyclif, qui considérait que le
pouvoir ne pouvait être détenu que par un homme en état de grâce,
papes et évêques corrompus n'étant donc pas légitimes à ses yeux).
A cette date, l'antipape Jean XXIII souhaitait organiser une
croisade contre Ladislas I°, roi de Naples, qui avait envahi
Rome en 1408, souhaitant profiter de l'anarchie causée par le
Grand Schisme d'Occident
afin d'annexer les Etats d'Italie centrale. Cependant, afin de lever
les fonds nécessaires à cette expédition, Jean XXIII décida de faire
appel au commerce des indulgence, ce que Jan Hus critiqua vivement.
Ce dernier ajouta par ailleurs qu'aucun prêtre ni aucun évêque ne
pouvait prendre les armes au nom du Christ.
Hus, participant en 1415 au
concile de Constance,
qui parvint à mettre un terme au Grand Schisme, grâce à l'élection
de
Martin V
(à cette occasion,
Jean XXIII décida
d'abdiquer),
fut rapidement emprisonné et condamné à être brûlé vif en juillet
1415.
Jan Hus condamné au bûcher, XV° siècle,
Deutsches historisches museum, Berlin.
Luther, quant à lui, naquit à Eisleben
en novembre 1483, au sein de l'électorat de Saxe.
Issu d'une famille bourgeoise, il reçut une bonne éducation, obtenant son
diplôme de maîtrise au sein de l'université d'Erfurt en 1505. Cependant,
alors qu'il devait ensuite s'orienter vers des études de droit, Luther,
s'intéressant à la théologie, décida de devenir moine. C'est ainsi qu'il
rejoignit le couvent des Augustins d'Erfurt au cours de l'été.
Ordonné prêtre en 1507, Luther devint
docteur en théologie en 1512, recevant une chaire au sein de l'université de
Wittemberg. Le conflit contre la papauté éclata quelques années plus tard, à
l'automne 1517, lorsqu'un envoyé du pape Léon X se rendit en Allemagne afin
de vendre des indulgences, l'argent récolté devant servir à la construction
de la basilique Saint-Pierre (dont les travaux avaient débuté en 1506).
Indigné, le jeune homme aurait alors
décidé de placader les pages de son ouvrage, Dispute de Martin Luther sur
la puissance des indulgences (connu sous le nom de 95 thèses) sur
les portes de l'église de la Toussaint de Wittemberg, le 31 octobre 1517.
Ce texte condamnait le commerce des indulgence, l'idée selon laquelle
l'argent pouvait acheter le salut des âmes, mais prônait aussi un retour au
sources du christianisme, c'est-à-dire la Bible.
Mais en réalité, le récit de
l'affichage public des 95 thèses semble ne pas avoir de réelle historicité,
n'étant mentionné que dans un seul récit, rédigé par Philippe Mélanchthon,
un professeur de l'université de Wittemberg (mais qui n'était sans doute pas
présent lors des évènements).
Ainsi, Luther se contenta
vraisemblablement de faire parvenir ses 95 thèses à Albert de Brandebourg,
archevêque de Mayence,
afin de protester contre le commerce des indulgences. Cependant, ce dernier
était un partisan de cette pratique, ayant conclu un accord avec des
banquiers rhénans qui leur accordait la moitié des revenus de la vente des
indulgences. L'archevêque de Mayence, pourtant proche du mouvement
humaniste, décida donc de condamner les écrits de Luther, soucieux de
conserver son autorité.
En juin 1520, le pape Léon X publia
alors la bulle pontificale Exsurge Domine, qui ne condamnait pas
Luther mais lui demandait de se retracter sur un certain nombre de points.
Cependant, à l'issue du temps imparti, en décembre 1520, Luther décida de
brûler en public son exemplaire de la bulle pontificale, rompant
définitivement avec l'Eglise catholique. Il fut alors excommunié peu de
temps après, en janvier 1521, suite à la publication de la bulle Decet
Romanum Pontificem (ce qui signifie
« il sied au pontife romain »).
Cependant, si dès lors Luther se
retrouvait mis au ban, privé de tout soutien politique, ses idées ne
tardèrent pas à se répandre dans toute l'Allemagne en l'espace de quelques
années. La traduction en langue allemande de la Vulgate, baptisée Bible
de Luther, fut publiée à compter de 1522, et connut un succès rapide,
bénéficiant des progrès de l'imprimerie. Désormais, chaque chrétien pouvait
se référer à la source faisant autorité, court-circuitant de fait les
autorités ecclésiastiques (les 95 thèses, à l'origine rédigées en latin,
furent quant à elles publiées dans une version en allemand).
Une Bible de Luther, XVI° siècle.
Le mouvement protestant,
favorable à la Réforme, se diffusant le long des voies commerciales, ne
tarda donc pas à faire son apparition en France.
François I°, qui contribua à la
diffusion des idéaux de la Renaissance au sein du royaume, était à l'origine
favorable à une réforme de l'Eglise catholique, mais sans rupture avec Rome.
En effet, ce dernier protégeait les membres du cénacle de Meaux, un
cercle d'érudits travaillant à une réforme évangélique, favorable à la
traduction de la Vulgate en langue française (entre 1520 et 1525).
Portrait de François I°, roi de France, par Jean CLOUET,
vers 1530, musée du Louvre, Paris.
Cependant, alors que les protestants se
faisaient de plus en plus véhéments, François I° décida de répliquer
fermement contre tout acte de vandalisme perpétré contre des églises ou des
objets de culte.
C'est dans ce contexte tendu qu'éclata
l'affaire des placards, dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534.
Au petit matin, l'on découvrit de
nombreux écrits séditieux affichés dans les rues de Paris, mais aussi dans
plusieurs villes de province (Blois, Orléans, Rouen, Tours, etc.), intitulés
Articles véritables sur les horribles, grands et importables abus de la
messe papale, inventée directement contre la Sainte Cène de notre seigneur,
seul médiateur et seul sauveur Jésus-Christ.
Par ailleurs, l'on retrouva ces
affiches au sein même du château d'Amboise, où résidait François I°, ce
qu'il n'apprécia guère. En effet, ce dernier considérait que l'affichage de
ces écrits au sein de son propre palais s'apparentait à un crime de
lèse-majesté.
François I°, confessant publiquement
sa foi catholique, décida alors de s'attaquer aux protestants qui
avaient participé à cette affaire. Rapidement, l'on accusa
Guillaume Farel, un réformateur protestant installé à Neuchâtel,
en Suisse, d'être l'auteur du
« crime » (ce dernier, né dans le sud de la France, avait fait
partie du cénacle de Meaux, avant de choisir la voie de l'exil).
Portrait de Guillaume Farel.
Mais si la paternité de l'affaire
des placards est traditionnellement accordée à Farel, en réalité
l'auteur de ces écrits était un dénommé Antoine Marcourt,
pasteur à Neuchâtel. Ce dernier, d'origine picarde, s'était installé
en Suisse en 1530, où il avait rencontré l'imprimeur Pierre de
Vingle, avec lequel il avait publié plusieurs ouvrages.
Les
« placards », sortis de presse en fin d'année 1534, avait été
ensuite diffusés en France.
Cependant, comme les principaux instigateurs de l'affaire se
trouvaient en Suisse, la justice décida de s'attaquer à plusieurs
partisans de la Réforme, et six protestants furent ainsi condamnés
au bûcher en janvier 1535.
Suite à cet évènement,
plusieurs protestants ou simples partisans d'une réforme de l'Eglise
décidèrent de quitter le pays, tels que Jean Calvin (qui
préfaça la même année la Bible d'Olivétan, première
traduction en français à partir d'originaux en hébreu et en grec) et
le poète Clément Marot.
Aujourd'hui, il semblerait que ces
deux évènements distincts, l'affichage des 95 thèses de Luther
(1517) et l'affaire des placards (1534), furent
« fusionnés » au sein de l'inconscient collectif pour ne faire plus
qu'un.
Cependant,
force est de constater que Luther n'afficha vraisemblablement pas ses
95 thèses en 1517, se contentant d'une correspondance d'ordre privée
avec l'archevêque de Mayence ; pas plus qu'il ne participa à
l'affaire des placards, étant déjà âgé en 1534 et atteint de la
maladie de la pierre (formation calculs dans les reins et les voies
urinaires)
.