Cependant, la réalité est-elle aussi simpliste ? Quelle était la couleur
politique de ces différents groupes ? Etaient-ils tous d'extrême-droite ?
Par ailleurs, quelles étaient les motivations des manifestants ? Etaient-ils
tous hostiles à la république, ou bien ne faisaient-ils qu'exprimer un
« ras-le-bol » face à la corruption des élites ?
En début d'année 1934, la France
subissait les conséquences du krach de Wall Street, survenu cinq ans
plus tôt,
faisant aussi face à un contexte international plutôt tendu (communisme en
URSS, fascisme en Italie, nazisme en Allemagne, etc.).
la France, touchée par la Grande
Dépression à compter de 1931, comptait près de 400 000 chômeurs en 1934,
sans parvenir à trouver une solution à la crise. Par ailleurs, une série de
scandales financiers contribua à
« éclabousser »
la classe politique, alimentant d'autant plus une instabilité parlementaire
déjà importante.
Parmi ceux-ci, l'on pourrait citer le
scandale de la Gazette du franc (décembre 1928), la fondatrice de ce
journal, Marthe Hanau, ayant conseillé à ses lecteurs des placements
boursier
« bidons » (en réalité des sociétés fictives constituées par
Mme Hanau) ; l'affaire
Albert Oustric (décembre 1930), un banquier amateur de spéculation
boursière, qui fit banqueroute suite au krach de 1929, et avait tissé
d'importants réseaux avec le monde politique (Raoul Péret, président
du conseil,
fut contraint de démissionner) ; et enfin l'affaire Serge Stavisky
(janvier 1934), un escroc qui avait fondé un organisme de crédit à Bayonne,
fonctionnant grâce à une chaîne de Ponzi
(ce dernier, poursuivi par la police, fut retrouvé mort à Chamonix en
janvier 1934).
Parvis du siège de la Gazette du franc.
Cette affaire fut l'une des plus graves
que la France avait connu, d'autant que le
« suicide » de Stavisky
entraîna de nombreuses interrogations
(à cette occasion,
l’hebdomadaire Le
canard enchaîné titra
« Stavisky s’est suicidé d’une balle tirée à trois mètres. Voila ce que
c’est que d’avoir le bras long »), éclaboussant toute la classe politique.
En effet, le défunt avait collaboré avec Dominique-Joseph Garat,
député-maire de Bayonne ; Camille Chautemps, président du conseil,
fut contraint de démissionner le 27 janvier (son beau-frère, procureur
général,
avait contribué en 1927 à reporter indéfiniment le procès de Stavisky, qui
avait été incarcéré pour escroquerie l'année précédente), à l'instar d'Eugène
Raynaldy,
garde des Sceaux ; enfin, l’enquête
démontra que le défunt avait bénéficié pendant plusieurs années de la
complicité de plusieurs ministres et députés.
Serge Alexandre Stavisky.
C'est donc dans ce contexte
particulièrement tendu que de nombreuses contestations, émanant de la
droite, se firent entendre.
André Tardieu,
fondateur du Centre républicain (il s'agissait d'un parti de
centre-droite), réclama la constitution d'une commission d'enquête,
critiquant vivement une gauche corrompue. Cependant, le 12 janvier, la
Chambre des députés (ancienne appellation de l'Assemblée nationale)
refusa de se plier aux exigences de Tardieu.
Dans la rue,
de nombreux militants d’extrême-droite affirmèrent leur mécontentement en
organisant plusieurs manifestations, mélangeant hostilité à la république
(surnommée
« la gueuse »
par les royalistes)
et antisémitisme (Stavisky étant issu d’une famille de confession juive).
Jusqu’à
la fin du mois, de nombreuses bagarres éclatèrent aux abords du
palais-Bourbon et de l’Hôtel de ville, déclenchées par les ligues
d’extrême-droite ou les communistes.
Ainsi, l'on estime que les forces de
l'ordre procédèrent à près de 2 000 arrestations pour le seul mois de
janvier 1934.
Suite à la démission de Chautemps, le
président de la république, Albert Lebrun, décida de confier à
Edouard Daladier
la charge de président du conseil.
Début février, ce dernier
décida de révoquer Jean
Chiappe, préfet de police de Paris (réputé
proche de la droite et de l’extrême-droite), et Émile
Fabre,
administrateur de la Comédie-Française, sous prétexte que la pièce Coriolan
provoquait
chaque soir des manifestations contre le gouvernement.
Toutefois, la décision de renvoyer Chiappe fit scandale à droite, qui
critiqua cette révocation d'ordre politique, craignant de voir ressurgir un
nouveau
scandale des fiches.
Il fut
donc décidé d’organiser une manifestation de grande ampleur le 6 février
1934.
Le dépotoir de l'Europe,
caricature de Roger ROY, vers 1935, musée de l'Immigration, Paris (la
France, considérée comme un dépotoir par les nations étrangères, se voit
contrainte d'accueillir des populations jugées indésirables par
l'extrême-droite française : juifs allemands, communistes, anarchistes,
antifascistes, etc.).
Si, comme nous l'avons vu précédemment, plus d’une dizaine de manifestations avaient été organisées à
Paris depuis le mois de janvier, la marche du 6 février fut la plus
importante depuis le début de l’affaire Stavisky.
Ainsi, participèrent à cet évènement de nombreuses ligues de droite
et d’extrême-droite, oscillant entre le royalisme et le fascisme.
Parmi les organisations les plus extrémistes, l’on retrouvait Action
française, mouvement monarchiste, antiparlementaire et
antisémite, fondé en 1898 lors de l’affaire Dreyfus. Cette
ligue, forte de 60 000 membres, bénéficiait du soutien des Camelots
du roi, branche militante d’Action française.
La ligue des Jeunesses
patriotes, fondée en 1924
par Pierre Taittinger, député de la Fédération
républicaine (il s'agissait du grand parti de droite de la
Troisième République), comptabilisait près de 100 000 membres en
1934. Cette ligue anticommuniste, naviguant entre la droite et
l'extrême-droite, restait néanmoins républicaine (elle entretenait
des rapports étroits avec les hommes politiques de droite), bien qu’étant favorable à la mise
en place d’un pouvoir fort.
Solidarité
française était une
ligue fondée par le parfumeur François
Coty en 1933.
Ouvertement fasciste (port de l’uniforme, culte du chef, salut « à
l’antique », etc.) ce mouvement comptait une dizaine de milliers de
membres en 1934.
Enfin, l'on pourrait aussi citer le Parti franciste,
créé en 1933 par Marcel Bucard, un vétéran de la Première
Guerre mondiale. Cette organisation, de taille plus réduite, ne
comptabilisait que 5 000 membres en 1934 (le journal du parti,
Le Franciste, tirait à 15 000 exemplaires). L’objectif des francistes
était l’établissement d’un fascisme à la française.
Cependant, outre les ligues d’extrême-droite, l’on retrouvait
plusieurs mouvements d’anciens combattants, plus fidèles aux
institutions de la Troisième République.
L’association des Croix-de-feu était un
mouvement créé en novembre 1927. Présidé par le colonel François
de La Roque,
cette ligue républicaine comptait 150 000 membres.
Les liens de ce mouvement avec le fascisme sont encore discutés
aujourd’hui en raison de certaines caractéristique des Croix-de-feu
(nationalisme, anticommunisme, recrutement des jeunes,
stricte discipline, etc.). Cependant, de nombreux éléments
contribuent à éloigner le colonel de La Roque de la mouvance
fasciste : hostilité vis-à-vis de l'Action française, opposition à
l'antisémitisme et au nazisme, etc.
Enfin, l’on retrouvait l’Union nationale des combattants,
fondée au lendemain de la première guerre mondiale par Georges
Clémenceau (900 000 membres) ; ainsi que l’Association républicaine des anciens
combattants,
organisation proche du Parti communiste (promotion des idéaux
républicains, lutte contre le colonialisme et le fascisme, etc.).
Les manifestants, au nombre de 30 000, se réunirent sur les
Champs-Elysées et dans le jardin des Tuileries, les stations de
Métro « Chambre des députés »
et « Concorde » ayant été fermées par le ministère de l’Intérieur.
Aux cris de « à bas les voleurs ! Assassins ! », les manifestants,
marchant vers le palais-Bourbon,
entendaient bien manifester leur mécontentement.
Défilé du 6 février 1934 sur les
Champs-Elysées.
Au même moment, les Jeunesses patriotes s’installèrent sur la place
de l’Hôtel de ville, espérant que les tractations menées par les
conseillers municipaux entraîneraient la mise en place d’un nouveau
régime. A cette occasion, plusieurs Camelots du roi furent chargés d’opérer la liaison
entre la Concorde et l’Hôtel de ville.
Le colonel de La Roque, refusant de s'inscrire dans l'illégalité,
refusa toutefois de marcher sur le palais-Bourbon.
Dans la soirée, aucun coup de force n’ayant été tenté, les
manifestants se dispersèrent dans le calme.
Mais malgré la dispersion de la majorité des manifestants, les membres
de Solidarité française, de l’UNC et de l’ARAC décidèrent d’engager
la lutte. Après avoir brûlé un autobus qui passait par là, les
émeutiers attaquèrent les cordons de police qui barraient la route
vers la place de la Concorde.
Daladier, qui présentait ce soir là la composition de son
gouvernement à la Chambre des députés, entendit que les forces de
l’ordre avaient ouvert le feu. Malgré la vive désapprobation d’une
partie des députés, la chambre vota néanmoins en faveur du nouveau
ministère.
Mais dehors, la manifestation s’était transformée en combat de rue,
les émeutiers ayant été empêchés de pénétrer dans le palais-Bourbon
par les forces de l'ordre. Les affrontements, auxquels participèrent
plusieurs milliers de manifestants, furent particulièrement
violents, se poursuivant pendant la nuit.
L'autobus incendié au soir du 6 février
1934.
Au total, l'émeute fit quinze tués (quatorze manifestants et un policier) et plus de
2 000
blessés. Les groupes les plus touchés furent en toute logique les
plus virulents : l'Action française (4 morts et 26 blessés),
Solidarité française (2 morts), Jeunesses patriotes (2 morts), l'UNAC
(une cinquantaine de blessés), et les Croix-de-feu (120 blessés).
Le lendemain, Daladier apprit la défection de plusieurs de ses
ministres, et décida donc de présenter sa démission à Lebrun.
Ce dernier, soucieux de faire le consensus, décida alors de faire
appel à
Gaston Doumergue,
ancien président de la république entre 1924 et 1931, qui s'était
retiré de la vie politique. Ce dernier, acceptant de former un
nouveau gouvernement, se rendit à Paris le 8 février. Ce dernier,
resté populaire, fut acclamé par une foule
nombreuse lors de son arrivée à la gare d’Orsay.
Doumergue décida alors de constituer un gouvernement d'union
nationale, réunissant plusieurs tendances politiques, de la gauche
jusqu'au centre-droit.
A noter toutefois que de nouvelles manifestations, organisées les 8 et 9
février à l’initiative du Parti communiste, furent violemment
réprimées par les forces de l’ordre. Par ailleurs, plusieurs grèves
furent organisées à compter du 12 février, à l’appel de la CGT
(abréviation de Confédération générale du travail).
Suite à la manifestation du 6 février 1934, la gauche et
l'extrême-gauche ne tardèrent pas présenter cet évènement comme un « coup
de force fasciste », mettant dans le même sac Action française
(royaliste), Solidarité française (fasciste), et Croix-de-feu
(droite).
"Une" de l'hebdomadaire Le Populaire, journal officiel de la SFIO, 7 février
1936 (la légende indique : "Le coup de force fasciste a échoué.).
Cependant, s'il est indéniable que les ligues d'extrême-droite
furent en première ligne pendant les affrontements du 6 février au
soir, il convient de préciser que l'on y trouvait des membres de
l'ARAC, association d'anciens combattants proche de
l'extrême-gauche.
Quant à la manifestation en elle-même, nombreux furent ceux qui y
participèrent sans avoir de couleur politique (ainsi, l'on comptait
quatre morts n'étant pas membres de ligues). A cette date,
l'objectif était avant tout de protester contre la corruption des
élites, à une époque où la France était en crise depuis plusieurs
années.
Par la suite, la gauche et l'extrême-gauche d
écidèrent de se réunir, à compter de l'été
1935, au sein du
Front populaire,
une coalition de partis réunissant le
Parti radical
(centre-gauche), la
SFIO
(gauche, abréviation de
Section française de l'internationale ouvrière),
et le Parti communiste (extrême-gauche).
Cette coalition, bénéficiant d'une importante popularité, parvint
donc à remporter les élections
législatives d'avril 1936, récoltant 63 % des suffrages.
Ainsi, si la crise du 6 février 1934 est aujourd'hui considérée
comme l'un des « mythes
fondateurs » de l'extrême-droite, force est de constater
qu'elle eut aussi une grande importance pour la gauche, ayant été le
principal moteur de la création du Front populaire. Au final, la
manifestation du 6 février permit à une gauche éclaboussée par les
scandales financiers de s'offrir une nouvelle virginité, à l'instar
d'un Parti communiste resté jusqu'à présent hostile à tout compromis avec
la « bourgeoisie. »
C'est ainsi que la gauche, en janvier 1936, entreprit de se
débarrasser de ces ligues, votant la
loi sur les groupes de combat et les milices privées, prévoyant
la dissolution des groupes paramilitaires, responsables des troubles
de février 1934 : Action française et les Camelots du
roi, dès février 1936 ; puis les Croix-de-feu, Solidarité française
et les Jeunesses patriotes, à compter de juin 1936 (à noter qu'au cours des années suivantes, cette loi fut utilisée pour dissoudre
les mouvements indépendantistes, anti-indépendantistes, racistes ou
d’extrême-gauche).
Aujourd'hui, plus de 80 ans après les faits, certains historiens
considèrent que la non-accession de ces ligues au pouvoir fut un
« accident »
de l'Histoire, mais sans prendre en compte le fait que la France ne
fut jamais un pays d'extrême-droite, ayant refusé de céder à la tentation fasciste
comme à la tentation communiste.
Ainsi, il semblerait que ce soit la non-accession au pouvoir du
Parti social français, avatar
politique des Croix-de-feu (fondé en juillet 1936, suite à la
dissolution de cette ligue), qui semble être un « accident »
de l'Histoire. En effet, alors que ce parti de droite comptait près
d'un million d'adhérents en 1939, devenant le premier parti de
France, il était assuré de récolter une centaines de députés lors
des élections législatives du printemps 1940. Cependant, le
déclenchement de la
Seconde guerre mondiale mit un terme aux
ambitions du PSF, le parti glissant vers la mouvance gaulliste à la
Libération.
Dans un même ordre d'idées, nombreux sont les sympathisants de
gauche ou d'extrême-gauche qui de nos jours craignent un nouveau
« coup
de force fasciste », dans un contexte de crise économique et de
montée en puissance de l'extrême-droite. Cependant, si le contexte
politique et international d'aujourd'hui est bien différent de celui
de 1934 (Grande Dépression, instabilité
ministérielle, montée en puissance du nazisme, etc.), force est de
constater que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
Dès lors, il semble légitime de voir apparaitre des contestations
lorsque des scandales apparaissent :
affaire Jérôme Cahuzac,
ministre du budget accusé en mars 2013 de blanchiment d'argent provenant
de fraude fiscale (délit d'autant plus grave que ce dernier avait menti
lors d'une allocution au sein de l'Assemblée nationale, quelques
semaines plus tôt)
;
affaire
Thomas Thévenoud,
député socialiste accusé en août 2014 de ne pas avoir payé ses impôts depuis plusieurs
années, en raison d'une « phobie administrative »
(l'enquête a depuis démontré que ce dernier ne payait pas non plus
ses loyers, ses factures d'électricité, ainsi que ses amendes)
; etc
.