Aujourd'hui, nous connaissons tous l'histoire du
Lusitania, torpillé par la marine allemande en mai 1915. Le naufrage
de ce paquebot civil, causant la mort d'un millier de personnes, provoqua un
grave incident diplomatique avec les Etats-Unis, et fut l'une des causes de
la participation de ce pays à la Première Guerre mondiale.
Mais que s'est-il vraiment passé en réalité ? Le torpillage du Lusitania
était-il un accident, ou bien répondait-il à des impératifs militaires ? Et
surtout, quel fut le rôle de ce paquebot, plongé dans la Grande guerre ?
Le naufrage du Lusitania, Le Monde
Illustré, 15 mai 1915.
Le Lusitania[1]
était un navire britannique construit au tout début du XX° siècle, financé
par la Cunard Line, une société américaine spécialisée dans les
croisières transatlantiques. Le paquebot, très luxueux, et bénéficiant d'une
technologie de pointe pour l'époque, quitta Liverpool en 1907 afin
d'effectuer son voyage inaugural.
L'arrivée du Lusitania à New York, à l'issue de son voyage inaugural
(1907).
Cependant, il convient de préciser que
le Lusitania, bien que civil, avait été en partie financé par la Royal
Navy (c'est-à-dire la marine anglaise) ; ainsi, il pouvait être
réquisitionné pour transporter des troupes ou du matériel. A noter que la
situation était la même pour les
« navires-jumeaux »
du Lusitania, le Mauretania (mis en service en 1907) et l’Aquitania
(mis service en 1914).
En octobre 1907, le Lusitania remporta le Ruban bleu, qui
récompensait le navire le plus rapide à faire la jonction entre l'Europe
occidentale et l'Amérique du nord, mettant fin à dix années de suprématie
allemande (l'ancien détenteur du titre était le Kaiser Wilhelm II[2],
mis en service en 1903). Il fut aussi brièvement le plus grand paquebot au
monde, avant d'être devancé par le Mauretania, qui s'empara en outre du
Ruban bleu dès 1908 (et conserva le record pendant vingt ans).
Salon de première classe du Lusitania.
Lorsqu'éclata la Première Guerre mondiale[3],
en août 1914, le Mauretania et le Lusitania furent réquisitionnés par la
Royal Navy en tant que navires auxiliaires, mais le Lusitania put continuer
ses croisières transatlantiques sous le pavillon de la Cunard Line (mais
pour des raisons économiques, les voyages furent limités à un par mois, et à
une vitesse réduite).
A noter cependant que si l'utilisation de paquebots de croisière en tant que
navires auxiliaires n'était pas illégale selon le droit maritime, l'armement
de vaisseaux
« civils » était prohibé (tout comme le fait de percuter à
dessein les sous-marins allemands immergés, une pratique répandue dans la
Royal Navy).
Moins d'un an après le déclenchement
de la Grande guerre, le 7 mai 1915, le paquebot fut coulé par un
sous-marin allemand, le U-20[4].
Le Lusitania, qui se trouvait au large de la pointe sud de
l'Irlande, coula anormalement vite, en l'espace d'une quinzaine de
minutes, ne permettant pas à l'équipage de faire descendre tous les
canots de sauvetage. Le bilan humain fut lourd : sur les quelques 2
000 passagers, seuls 760 parvinrent à survivre à la catastrophe.
A cette date, il convient de
préciser que l'objectif de la marine allemande était de perturber
autant que possible le commerce britannique, en représailles du
blocus économique opéré par les alliés. En effet, l'Angleterre
profitait de la supériorité de la Royal Navy pour empêcher l’entrée
ou la sortie de marchandises sur le territoire allemand.
Ce blocus, asphyxiant peu à peu l’économie
allemande, risquait donc de faire perdre la victoire au
deuxième Reich[5].
D’autant plus que Guillaume II, Empereur allemand, savait que la
Kaiserliche Marine[6]
ne pouvait pas rivaliser avec la Royal Navybritannique.
C'est ainsi que l'Etat-major
allemand décida de se lancer dans la guerre sous-marine, préférant
baser sa stratégie navale sur l’emploi des U-boote[7].
Ces sous-marins, difficilement détectables et
moins onéreux qu’un navire de guerre, furent donc chargés de perturber le
commerce anglais.
Maquette d'un U-boote,
vers 1917-1918, Deutsches historisches museum, Berlin.
A noter cependant que l’emploi des U-boote ne fit
pas l’unanimité au sein de l'Etat-major allemand. Ainsi, alors qu’il était de coutume, dans le droit
maritime, de prévenir les navires
« civils » de l’imminence d’une attaque (afin de
permettre à l’équipage de gagner les canots de sauvetage.), les U-boote
attaquaient par surprise. Par ailleurs, de nombreux politiques craignaient que
cette guerre sous-marine n’entraîne des incidents diplomatiques, qui
auraient pour conséquence de pousser les nations neutres dans le camp des
alliés[8].
Et effectivement, le torpillage du
Lusitania eut d'importantes conséquences.
« Une » du
New York Times,
annonçant le torpillage du Lusitania, 1915.
Côté français et britannique, l'évènement fut
présenté comme une preuve de la cruauté des Allemands, qui
n'hésitaient pas à s'attaquer à un navire chargé de civils.
L'Allemagne riposta alors en arguant que le Lusitania, réquisitionné
comme navire auxiliaire de la Royal Navy, transportait des armes, ce
que l'Angleterre nia farouchement.
Côté américain, le naufrage ayant coûté la vie à
128 ressortissants, l'annonce de la nouvelle provoqua une importante
« levée de boucliers » : ainsi, la presse s'empara
rapidement de l'affaire, présentant cette agression contre un navire
« neutre » comme un acte de barbarie perpétré par la
marine allemande. L'opinion américaine, traditionnellement
non-interventionniste, fut outrée par cet incident, se montrant dès
lors favorable à l'entrée en guerre des Etats-Unis contre
l'Allemagne. Cependant, si le torpillage du Lusitania
n'entraîna pas immédiatement l'entrée en guerre des Etats-Unis,
le président Thomas Woodrow Wilson[9]
exigea des réparations au gouvernement allemand (à noter que ce
dernier savait que le Lusitania avait été utilisé pour transporter
des troupes et du matériel de guerre, faisant donc de ce navire une
cible
« légitime »).
Berlin, souhaitant éviter que l’Amérique participe
au conflit aux côtés de la Triple-Entente[10], décida alors de suspendre (ou du
moins de réduire.) son offensive sous-marine pendant plusieurs mois.
Cependant, si l'Allemagne fut vivement critiquée
par les puissances occidentales pour le torpillage du Lusitania,
force est de constater que ce paquebot n'était pas aussi
« neutre » qu'on pourrait le croire.
Nous avons
vu plus tôt que le Lusitania, tout comme ses
« navires-jumeaux », avait été en partie financé par la
Royal Navy, et pouvait donc être réquisitionné en temps de guerre.
Par ailleurs, le paquebot coula bien plus rapidement qu'il n'aurait
dû, preuve que sa
cargaison était particulièrement lourde.
En effet, il
s'avère que le Lusitania transportait ce jour-là une quantité
importantes d'armes et de munitions : plus de 5 000 caisses d'obus,
7 000 caisses de cartouches (pour un total de 6 millions de balles
de fusils), et 5 000 caisses de d'obus shrapnel[11].
Soit un total de 250 tonnes d'armes et de munitions, sans compter
une douzaine de canons installés dans les cales, et ce en toute
illégalité (comme nous l'avons vu plus tôt, le droit maritime
interdisait aux navires
« civils » de transporter des armes ou des munitions).
Selon les sources dont nous disposons, le U-20 ne
tira pas sur le Lusitania en sachant que ce paquebot transportait
des armes et de munitions. Mais son capitaine, l'Allemand Walther
Schwieger, nota que l'impact de la torpille lancée par le U-boot
fut suivi d'une détonation exceptionnellement importante, laissant
suggérer que le navire transportait bien des armes et des munitions.
Cependant, si la question de la cargaison du
Lusitania ne se pose plus, les avis divergent quant à la raison de
cette importante détonation (en effet, l'épave très abimée du
Lusitania ne permettait pas de tirer des conclusions). Ainsi, une
autre théorie ferait état non pas d'une détonation causée par les
munitions, mais par un
« coup de grisou » qui aurait éclaté dans les chaudières du
navire, provoqué par l'explosion de la poussière de charbon.
A noter que ce n'est qu'à partir de 1972, soit
presque 60 ans après les évènements, que la Royal Navy admit que le
Lusitania était bien un
« croiseur auxiliaire armé », transportant armes et munitions
le jour de la catastrophe.
[4] Ou
Unterseeboot 20 (ce qui signifie
« sous-marin N°20 »).
[5]
L’Empire allemand, ou deuxième Reich, avait été proclamé à
Versailles le 18 janvier 1871. Il faisait implicitement référence au
premier Reich, c'est-à-dire le Saint Empire romain
germanique, qui exista pendant plus de mille ans, de 800 à 1806.
[6]
La Kaiserliche Marine étant la flotte allemande.
[8]
A noter qu'à cette date, les sous-marins allemands ne s'attaquaient qu'aux
navires britanniques (mais qui pouvaient potentiellement transporter des
ressortissants de pays neutres). Ainsi, ce n'est qu'à compter de 1917 que
l'Etat-major allemand décida de s'attaquer à tous les navires, ennemis comme
neutres.
[9]
Wilson avait été élu à la présidence des Etats-Unis en mars 1913.
La Triple-Entente était une alliance militaire signée à la fin du XIX°
siècle, réunissant la France, l'Angleterre et la Russie.
[11]
Du nom de son inventeur, le britannique
Henry Shrapnel.
Ce type d'obus libérait en explosant une certaine quantité de petites
billes, destinées à déchirer les chairs de l'ennemi. Côté français l'on
aurait tendance à parler de mitraille, ou
« d'obus à balles. »